J'ai vu Tati danser le tango avec Marguerite Duras
Les confessions d'Antoine Portejoie, photographe.
Antoine Portejoie, dont j’ai découvert le travail un jour que je garais mon vélo en face de Boulinier avant d’aller au cinéma, m’accueille chez lui, à Montreuil. Il me propose de ranger mon vélo dans sa cour plutôt que de l’attacher dans la rue : un geste qui peut sembler anecdotique mais qui donne un indice sur son sens de l’observation. Et de l’accueil.
(Antoine Portejoie) J’avais découvert une série de photos de Maureen Lambray, consacrée à des réalisateurs américains, dans le magazine Photo. J’habitais Limoges et j'étais déjà passionné de cinéma. La première chose que j’ai faite quand je suis arrivé à Paris, c’est de commander le livre de Maureen Lambray à la librairie anglaise de la rue de Rivoli. Ce livre est devenu ma bible.
Qui est Maureen Lambray ?
Une photographe américaine qui a eu accès à tous les géants d’Hollywood. J’adore cette anecdote à son sujet : Hitchcock était en tournage et la production ne voulait pas qu’elle le dérange, ne serait-ce que dix minutes. Jusqu’à ce que le vent tourne : la production la rappelle et lui demande où elle aurait aimé le prendre en photo. Maureen Lambray répond : dans un autobus à impériale ou dans un train. Et la production a restauré une rame de train spécialement pour elle. La photo figure en couverture du livre.
A l’époque où vous avez l’idée d’emboîter le pas à Maureen Lambray, de quels contacts disposez-vous ?
Un ami m’avait proposé d'être le photographe officiel de la Fête du vin et du terroir, à la Villette. Au restaurant du Sud-Ouest - C’est là qu’on mangeait le mieux - j’ai eu l’occasion de rencontrer Bernard Queysanne en compagnie d'Andréa Ferréol. C’était après la sortie de L’Amant de poche, avec Mimsy Farmer. Je lui ai confié que j'aimerais bien réaliser des portraits de cinéastes. Il m’a ouvert son carnet d’adresses et m’a permis de rencontrer Georges Franju. Qui lui aussi m’a ouvert son carnet d’adresses. Ce sont donc mes deux parrains, Queysanne et Franju.
Quand avez-vous commencé cette série ?
Tous les portraits ont été réalisés entre 1978 et 1980. J’ai mis énormément de temps à être publié. Quand j’allais voir un éditeur spécialisé cinéma, il me disait que c’était un sujet trop photo. Et quand j’allais voir un éditeur spécialisé photo, il me disait que c'était trop cinéma (rires). J’ai fini par trouver un éditeur en Suisse, Favre, qui avait déjà publié un recueil de portraits d’écrivain. Mais Favre n’y croyait pas trop. On a trouvé le livre dans les FNAC, mais je ne suis pas sûr qu’il ait été distribué ailleurs.
En marge du livre, vos portraits ont-ils également été diffusés dans la presse ?
Non. J’avais démarché Télérama, qui m’avait reproché de ne faire que du noir et blanc. Alors, quand j’ai eu l’occasion de couvrir le festival du cinéma de Dinard, je n’ai fait que de la couleur. Et le directeur artistique de Télérama m’a dit : “Vous n’avez pas trouvé vos propres couleurs”. J’ai un tout petit peu bossé pour les Cahiers du Cinéma, mais ils privilégiaient les photos de tournage aux portraits.
Comment étiez-vous reçu par les cinéastes ?
Très bien. Parce que, contrairement aux acteurs, personne à l’époque ne cherchait à les prendre en photo. J’ai essuyé quatre refus : Bresson, Gérard Blain, Pialat et Chris Marker. Ce dernier a été adorable et a pris le temps de m’expliquer que, comme il n’avait jamais accepté d'être pris en photo, il ne pouvait pas me dire oui alors qu’il avait dit non aux autres.
Abel Gance m’avait dit non à l’origine. Sous prétexte qu’il allait se suicider. Je n’ai pas osé insister. Quand j’ai eu l’occasion de photographier Nelly Kaplan, je lui ai fait part de ce refus. Elle avait été l’assistante de Gance et l’a rappelé sur ton autoritaire : “Abel, vous allez recevoir ce jeune homme immédiatement !” Quinze jours après, je le photographiais. Il vivait dans un tout petit studio. Je ne sais pas si vous vous rappelez la cérémonie des Césars, l’année avant sa mort. On lui avait décerné un César d’honneur et la télévision était allée le filmer chez lui, dans son studio, où le pauvre homme était complètement aveuglé par les projecteurs. Épouvantable !
Sur la plupart des portraits que vous avez réalisé, les artistes posent à côté d’une fenêtre. Pourquoi ?
Parce que je ne voulais pas utiliser de flash et travailler uniquement à partir de lumière naturelle. Un jour, j’ai eu l’occasion de passer l’après-midi avec Jacques Tati. Il était curieux au sujet des réalisateurs que j’avais rencontrés. Quand j’ai mentionné Claude Autant-Lara, Tati m’a demandé : “Il avait sa moumoute ? Comment, vous êtes photographe et vous n’avez pas vu qu’il avait une moumoute ? (rires)”. On papote et on ne voit pas l’heure tourner. Au moment où j'ai voulu le prendre en photo, il n’y avait déjà plus de lumière. On devait se revoir. Il m’avait invité à l’avant-première de Parade. La dernière fois que je l’ai croisé, c’était à une soirée anniversaire des Cahiers du Cinéma chez Bofinger. J’y étais avec Jean-François Stévenin. Et on a vu un truc incroyable : Tati danser un tango avec Marguerite Duras.
Vous n’avez pas fait de photo ?
Non. Mon truc, moi, c’était le portrait, pas le reportage. Evidemment, j’ai un peu regretté. Tati est mort un peu après, et je n’ai jamais fait son portrait.
Godard, comment ça s'est passé ?
Je n’en menais pas large quand je l’ai appelé - sa réputation de misanthrope l’avait précédé. Une semaine avant que je le photographie, je rencontre Chabrol qui me dit : “T’as mis un peu d’argent de côté ? Tu sais, Jean-Luc estime que toute peine mérite salaire”. Je transpirais à grosses gouttes. Mais Chabrol m’avait mené en bateau (rires). Ce livre, c’était une occasion géniale de rencontrer des artistes que j’admire. Mon ex-femme me reprochait d’être un fan. Et c’est ce que je n’ai jamais cessé d'être : un fan.
Faisiez-vous beaucoup de photos à chaque fois ?
Non. A l’époque, je n’avais pas de ronds et j’habitais chez ma tante. Le jour où je photographie William Klein - qui en plus d’un cinéaste était aussi un grand photographe - j’ai fait moins d’une pellicule. Quand je suis arrivé chez lui, j’ai tout de suite vu la photo que je voulais faire : le lampadaire au plafond créait une sorte d’auréole au-dessus de sa tête. Quand je me suis arrêté, il n’en revenait pas. Il était presque choqué que je n’ai réalisé que quinze clichés de lui.
Vous êtes tombé sur des mauvais clients ?
Jean Delannoy. Il avait voulu décaler le rendez-vous le matin-même et m’avait reproché de ne pas avoir été joignable. Lelouch ne voulait pas poser pour moi : il m’avait proposé de venir sur un tournage le prendre dans le feu de l’action, ce qui n’était pas du tout mon propos. J’ai fini par réaliser son portrait pour Cinématographe quelques années plus tard. Just Jaeckin a été odieux. Quand je lui ai montré les portraits que j’avais déjà réalisés, il m’a expliqué que je n’avais rien compris. Le fait qu’il ait travaillé avec Richard Avedon lui était monté à la tête.
Avez-vous eu des retours sur vos photos ?
Je n’avais pas le réflexe d’envoyer systématiquement un tirage. Patrice Leconte n’aimait pas du tout son portrait parce qu’il trouvait qu’il avait l’air d’un adolescent. Le femme de Franju trouvait qu’on ne le reconnaissait pas - j’avais pris son mari en contre-jour, en référence aux Yeux sans visage.
Vous avez pris en photo des réalisateurs que je ne connais pas du tout. Marc Grunbaum ?
Il n’a réalisé qu’un seul film, L’Adoption, avec Géraldine Chaplin et Jacques Perrin. Il a mis des années à essayer de monter La valse des adieux, d’après le roman de Kundera. Il venait d’avoir l’accord de Delon. Mais il s’était tellement usé à vouloir monter ce film qu’il en est mort.
Louis Daquin ?
Un communiste pur et dur qui faisait des films très militants.
José Benazeraf ?
C’est le premier à avoir bravé la censure de Giscard. Il a sorti le premier film classé X.
Charles Matton ?
Un illustrateur qui bossait beaucoup pour Lui sous le pseudonyme de Gabriel Pasqualini. Il avait fait jouer Dayle Haddon dans Spermula, un film de science-fiction érotique. A la fin de sa vie, il reproduisait en miniature des ateliers de peintres célèbres.
Quel souvenir gardez-vous de votre rencontre avec Christine Pascal ?
Tavernier était épris d’elle, mais ce n’était pas réciproque. Elle lui reprochait de lui avoir savonné la planche dans le métier. Quand elle s’est suicidée, Libération a reproduit ma photo en une.
Marcel Carné ?
J’ai mis un an avant de le photographier. A chaque fois que je l’appelais, il répondait : Monsieur Carné n’est pas là. Mais il avait une voix tellement reconnaissable que je savais très bien que c’était lui au bout du combiné. Je pense qu’il a fini par céder devant mon insistance. Il habitait en face du champ de course de St Cloud et il me racontait que tous les dimanches, il mettait la télévision à fond, pour avoir le commentaire de Zitrone, et regardait la course avec des jumelles.
Etes-vous satisfait du livre paru chez Favre ?
On a fait mourir Yves Robert avant l’heure ! On a rajouté une date de décès après sa date de naissance dans sa biographie alors qu’il était bien vivant à l’époque où le livre est sorti. Ça m'a un peu gâché la parution ! Vincent Vidal, avec lequel j’ai fait le livre, se le faisait dédicacer chaque fois qu’il rencontrait un cinéaste. Un jour, il se retrouve en face d’Yves Robert (rires). Et Yves Robert lui a mis comme dédicace : “Moi vivant, vous pourrez me demander ce que vous voulez”.