A la fin du premier confinement, Pierre me fait découvrir la série de 26 vidéos d’une minute réalisées par Philippe Prouff et postées sur Instagram : chacune écrite-tournée-montée dans l’espace d’une journée, sans sortir du périmètre de son appartement et formant un abécédaire poétique : A comme Atlas, B comme Bivouac, C comme Courrier, D comme Décalage… L’ensemble est aussi ébouriffant par sa fantaisie qu’impressionnant par sa régularité. Je commence une correspondance avec Philippe, avant de découvrir qu’il habite dans mon quartier (et pas sous la lettre A du mot Océan Atlantique, comme il l’indiquait lors du premier épisode de sa série). Lors d’un déjeuner, il évoque le projet d’un long-métrage, son premier après une série de court-métrages remarqués (dont Waster, que tout fan de Denis Lavant se doit d’avoir vu).
Quelques années plus tard, le projet est devenu une réalité et Philippe ouvre un nouveau compte Instagram pour documenter le tournage de Truth or Consequences, une fiction se déroulant au Nouveau-Mexique mais filmée… en banlieue parisienne. Je demande si je peux venir : si j’ai vu des centaines de films, je n’ai jamais assisté à un seul tournage. Le rendez-vous est fixé : mercredi matin, 08h30, dans un lieu tenu secret. Je pose une journée de RTT et je me lève tôt, bien plus tôt que quand je vais travailler.
Le lieu est un immense entrepôt à l’abandon à l’abri des regards. C’est là où, il y a dix-huit jours, le tournage a commencé. Je n’ai pas reçu la feuille de service, aussi je ne sais pas que “le lieu dans lequel nous tournons est un intérieur aussi froid que l’extérieur, prévoyez d’être couvert en conséquence”. Evidemment, je suis venu avec un trois quart 70% laine et 20% polyamide et une paire de souliers. Je n’ai même pas l’étoffe d’un figurant.
Deux plans doivent être mis en boîte lors de la journée : la scène d’ouverture du film, qui figure un hall d’aéroport, et une scène en avion. Des figurants attentent, valise à la main. A Philippe d’inventer leur chorégraphie autour de l’acteur principal. Le ballet se met en place petit à petit. Plus lent, plus rapide, plus à droite, plus à gauche. Est-ce qu’il y a un vrai couple dans la salle ? Embrassez-vous quand vous passez devant la caméra. Philippe règle le moindre détail. Et gère les imprévus, comme ce camion-poubelle qui manœuvre juste à côté du studio et dont le preneur de son entend le bruit du moteur au fond de son casque.
Puis c’est l’heure des formules magiques : “Silence s’il vous plaît”, “Le moteur est demandé”, “Ça tourne”, “Action”. Pendant une prise, je ne regarde pas l’écran de contrôle : je regarde le visage de Philippe qui regarde l’écran de contrôle. J’y lis, seconde après seconde, ce qui va et ce qui ne va pas. A côté de lui, un assistant annote chaque prise sur son iPad. Tous les soirs, les images tournées dans la journée partent au montage.
Point d’équipe lors du déjeuner. Puis on reprend, dans une autre partie du studio où la cabine d’un avion a été reconstituée. Lorsqu’on leur donne le top, les figurants doivent sursauter dans leur siège, simulant un trou d’air. Sur un écran géant situé a l’extérieur de la carlingue, des images tournées en vol sont projetées : l’illusion à l’écran est au final parfaite. Premier plan à l’extérieur, où les visages se dessinent derrières les hublots. Deuxième plan à l’intérieur : échange entre le personnage principal et un passager. Philippe me fait apporter un casque pour que je puisse suivre le dialogue. Et la façon dont il l’affine au fur et à mesure de la répétition : avec une pause entre chaque phrase, avec un ton moins chantant, attention à bien prononcer le “s” à la fin de “miles”…
Tout en tâchant de rester le plus discret possible, je n’ai pas arrêté de poser des questions. Comment sais-tu le nombre de figurants dont tu as besoin pour une scène ? Pourquoi as-tu attendu le dix-huitième jour pour tourner la scène d’ouverture ? C’est quoi un top shot ? Comment fais-tu pour savoir à chaque fois exactement ce que tu cherches ? Au fait, ça raconte quoi, ton film ? Et comment trouves-tu l’énergie, après dix heures sur le plateau, de t’enfiler encore une heure de vélo pour rentrer sur Paris ?
L’expérience d’assister à une journée de tournage n’a absolument pas désacralisé mon rapport au cinéma. Carné avait reconstruit la station Barbès-Rochechouart aux studios de Joinville pour Les portes de la nuit. Philippe Prouff a imaginé le Nouveau-Mexique de l’autre côté du périphérique. Je suis rentré avec un rhume. Mais dans mon souvenir, ce sera un coup de soleil.