C’était il y a plus de dix ans. J’avais loué cet appartement dans Primrose Hill sur Airbnb. M’étais-je rendu compte, en le réservant, qu’il disposait d’une DVDthèque garnie ? Je ne m’en souviens plus. Mais la surprise, en passant la porte, était au rendez-vous. Quelles chances y avait-il qu’en louant l’appartement d’un inconnu, je tombe sur un exemplaire de Noi Albinoi de Dagur Kari, film d’un réalisateur islandais que je portais aux nues1 ?
J’ai passé une grande partie du séjour à scruter les DVD les uns après les autres. Trois quarts des films m’étaient totalement inconnus. Sentant une connexion souterraine entre le propriétaire de l’appartement et moi (on n’aboutit pas chez un fan de Dagur Kari par hasard), j’entrepris d’en dresser la liste. Dans un cahier, je notais méticuleusement les noms pour m’en souvenir : The Return d’Andrew Zvyaginteev, The Savages de Tamara Jenkins, Tito and Me de Goran Markovic, To Get To Heaven First You Have to Die de Jamshed Usmonov… Plus tard, sur Letterbox, je les glissais dans une Watchlist.
Qui était le propriétaire de l’appartement ? Un dénommé Babak Jalali, cinéaste de son état. Je trouvais un film de lui chez Fopp, l’oubliais et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Jusqu’à ce qu’une newsletter du Louxor m’invite à rouvrir le dossier Jalali : projection en avant-première et en présence du réalisateur de son nouveau film Fremont. Je retrouvais le cahier et décidait d’aller le montrer à Babak. Tu te souviens de moi ? On ne s’est jamais rencontré mais il y a plus de dix ans, j’ai dormi dans ton lit.
Je n’ai pas pris soin de réserver. Jeudi soir, à l’Escurial, il restait de la place pour Alien Resurrection. Alors ce n’est pas pour Fremont qu’on va se bousculer. Mais j’ai tort. La dernière place pour la projection est vendue devant moi. Je suis obligé de solliciter la mansuétude du directeur du cinéma pour parvenir à rentrer. Avec, de plus, une carte d’abonnement périmée.
Je chope Babak au moment où il pénètre dans l’enceinte du Louxor. Vous louez votre appartement et dix ans plus tard vous êtes poursuivi dans un cinéma parisien par un psychopathe qui a scruté à la loupe tous vos DVD. Il ne faut pas s’étonner si, aujourd’hui, les propriétaires proposent des appartements absolument anonymes et impersonnels.
Un peu plus tôt dans la semaine, j’ai pris le temps de visionner son précédent long-métrage, Land, qui est inclus dans l’abonnement sur Filmo. Dans une réserve indienne du Nouveau-Mexique, l'alcool est interdit. Tous les matins, une vieille femme conduit son fils par-delà la frontière. Là, il passe la journée à écluser des canettes de bière. C’est un film terrible où l’optimisme n’a pas sa place. Les gueules cassées des acteurs, pour la plupart non professionnels, sont saisissantes.
Juste avant que la projection ne débute, Babak me glisse que son nouveau film est très différent. Et c’est peu dire. Dans Fremont, une jeune Iranienne en exil a trouvé un emploi dans une fabrique artisanale de fortune cookies. Toute la journée, elle met des biscuits sous enveloppe. Jusqu’au jour où elle se voit proposer une nouvelle tache : rédiger les messages qui vont être glissés dans les biscuits.
Entre douceur et amertume, Babak Jalali a trouvé le ton juste. Quand il filme de près son héroïne (La géniale Anaita Wali Zada), c’est avec la même intensité que Bergman filmant Harriet Andersson dans Monika. Et il y a des scènes folles. Comme celle où une femme interprète en version karaoké, et avec une ferveur particulière, “Just Another Diamond Day” de Vashti Bunyan. Ou celle où un psy entreprend de lire Croc-Blanc à sa patiente.
Stupeur lors du générique de fin : le psy est interprété par Gregg Turkington. Auquel je commandais des disques par correspondance il y a 25 ans. Jean-Philippe m’avait fait découvrir Amarillo, un label éditant des groupes tous plus fous les uns que les autres: Zip Code Rapists, Sun City Girls, Faxed Head, Secret Chiefs 3, The Three Doctors Band… Gregg Turkington, en plus de la vente par correspondance, jouait dans la moitié de ces formations.2
Dagur Kari, Vashti Bunyan, Gregg Turkington : Babak et moi, on devait se rencontrer. Loue t-il toujours son appartement ? Et a t-il fait l’achat de nouveaux DVD ? J’ai oublié de le lui demander.
(La projection a été suivie d’une rencontre que j’ai intégralement enregistré. Je vous la proposerais un peu plus tard. Fremont sort demain sur les écrans. Je retourne chez le coiffeur si vous n’avez pas aimé).
Tu auras noté que j’ai poussé le vice jusqu’à faire figurer DEUX films de Dagur Kari dans le séminal (© Philippe Manœuvre) Les retardataires ne sont pas admis en salle.
Une compilation dressait un état des lieux de cette petite scène : You Gan't Boar Like an Eabla When You Work With Turkrys. J’avais demandé à Gregg ce que ce nom signifiait. Il m’avait répondu qu’il n’en avait pas la moindre idée.